mercredi 11 juin 2008

Réforme de l’article 301 : « L’essentiel n’a pas été changé ! », entretien avec Erol Önderoglu

Symbole des atteintes à la liberté d’expression en Turquie, le célèbre article 301 du code pénal turc a été révisé par le parlement turc le 29 avril dernier. Cet article qui punissait le dénigrement de « l’identité turque » avait été invoqué dans les poursuites judiciaires contre le prix Nobel de littérature Orhan Pamuk et le journaliste arménien Hrant Dink, assassiné en janvier 2007. En France nous avons surtout connaissance de ces cas médiatiques.
D’après le ministre de la justice Mehmet Ali Şahin, interrogé devant le parlement sur cette question, ce sont 6075 individus qui ont été inculpés depuis cinq ans au titre de l’article 301 et de son ancêtre l’article 159, 745 ont été condamnés.L’article 301 fait parti du nouveau code pénal turc voté en 2005 pour satisfaire aux exigences de l’Union Européenne. L’ancien code pénal qui incluait le déjà très contesté article 159 avait été adopté en 1926 aux débuts de la République (proclamation en 1923) et s’inspirait très fortement du code pénal fasciste italien. Face aux critiques persistantes des défenseurs des droits de l’Homme mais surtout dans le cadre des négociations d’adhésion à l’Union Européenne, le gouvernement AKP (Parti de la Justice et du Développement) de Recep Tayyip Erdoğan a décidé de procéder un toilettage de cet article.

Voici les changements, en gras dans le nouvel article :
Article 301 du 1er juin 2005 [traduction Amnesty International]:

# Le dénigrement public de l’identité turque, de la République ou de la Grande Assemblée nationale turque sera puni de six mois à trois ans d’emprisonnement.

# Le dénigrement public du gouvernement de la République de Turquie, des institutions judiciaires de l’Etat, des structures militaires ou sécuritaires, sera puni de six mois à deux ans d’emprisonnement.

# Dans les cas où le dénigrement de l’identité turque sera commis par un citoyen turc dans un autre pays, la peine sera accrue d’un tiers.

#L’expression d’une pensée à visée critique ne constitue pas un délit.



Nouveau article 301 du 29 avril 2008 :

# Le dénigrement public de la nation turque, de l’Etat de la République Turque ou de la Grande Assemblée Nationale Turque et des institutions juridiques de l’Etat sera puni de six mois à deux ans d’emprisonnement.

# Le dénigrement de l’armée et des organisations de police de l’Etat recevra la même peine.

# L’expression d’une pensée à visée critique ne constitue pas un délit.

# Les inculpations au nom de cet article doivent recevoir l’approbation du ministre de la Justice.


Quelques semaines après son adoption, il est possible de porter un premier jugement sur la réforme et son application, à savoir si une plus large liberté d’expression est garantie ou si la situation reste inchangée. À ce sujet se tenait une conférence vendredi dernier, organisée par la fondation Heinrich Böll Stiftung proche du parti Vert allemand, avec des intervenants allemands et turcs dont Erol Önderoglu. Ce dernier est responsable éditorial des questions relatives à la liberté d’expression sur le site d’information indépendant Bianet et correspondant de Reporters Sans Frontières en Turquie. Il a eu l’amabilité d’accorder pour Mediapart un entretien sur l’article 301 et d’autres questions relatives à la liberté d’expression en Turquie.


Clément Girardot : La récente réforme de l’article 301 du code pénal a-t-elle changé la nature de cet article ?

Erol Önderoglu : Non. L’article 301 était une disposition que les journalistes et les défenseurs des droits de l’Homme avaient bien repérée même avant la réforme [en 2005,ndrl.]. On a tellement bien parlé de la réforme de cet article 301 que l’on n’a pas vraiment mis en cause tout le reste de l’arsenal du code pénal. On parle maintenant de plus de vingt articles qui entravent le travail des journalistes et des opposants.

Pour l’article 301, l’essentiel n’a pas été changé puisqu’on prévoit toujours de la prison pour ceux qui s’expriment librement sur le mauvais fonctionnement des organes de l’Etat, ceux qui mettent en cause les pratiques et les exactions du passé, tous ceux qui critiquent la main mise de la mentalité turque sur toute la société.

Mais c’est plutôt un problème de pratique de la justice. À l’écrit cela peut paraître tout à fait normal pour un occidental qui compare les textes de son pays à ceux de la Turquie. Je souligne que le problème est dû en grande partie à l’application de ces articles par la justice turque.


C.G. : Beaucoup d’observateurs ont eu l’impression que le gouvernement a joué sur les mots avec cet article, en remplaçant « identité turque » par « peuple turc ». Comment cet article est appliqué maintenant ?

E.O. : Concernant l’article 301, depuis sa mise en pratique le premier juin 2005, les magistrats l’appliquaient toujours avec comme qualification « le peuple turc ». Ce qui veut dire que l’amendement du 29 avril ne va rien changer en ce qui concerne les chefs d’accusations portés sur l’identité turque. C’était la jurisprudence de la cour de cassation. Par contre on voit là que pour satisfaire les représentants de l’Union Européenne, pour satisfaire les attentes de l’opinion publique internationale, on a réduit la peine maximale que prévoit cet article de trois ans de prison à deux ans de prison.

Qu’est-ce qui va changer ? La conséquence sera que les accusés vont être jugés non pas devant des tribunaux correctionnels mais devant des tribunaux de police. C’est-à-dire, même en cas de condamnation maximale, les peines vont se voir réduites et commuées en sursis. Il y aura plus de mécanismes entre les mains du juge pour qu’un accusé n’aille pas en prison tout en étant condamné. Deuxièmement, ce qui me paraît encore plus important : les accusés vont avoir du mal à faire écho de leur situation médiatiquement parce que les journalistes de la presse nationale et internationale ne vont pas voir grand-chose dans cette affaire puisque l’accusé n’ira pas en prison.


C.G. : Est-ce que le filtre du ministère de la justice va atténuer l’application ?

E.Ö. : Là, j’évaluerais bien la situation dans laquelle se trouve la justice turque parce qu’il y a des articles exceptionnels qui font que le procureur doit demander l’autorisation du ministère de la justice pour poursuivre les prévenus, c’était le cas de l’article 299 pour insulte au président de la république. Mais avec cet article 301 cela me paraît totalement un échec pour la justice turque.


C.G. : Il n’y a pas de séparation entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir exécutif.

E.Ö. : Il n’y a pas de séparation et en même temps cela révèle l’échec de la pratique de la justice. On crée un climat totalement politique. Depuis ces cinq dernières années, le ministre de la justice Mehmet Ali Şahin a dit qu’il y avait eu 6075 personnes poursuivies en vertu de l’article 159 et de l’article 301. Nous on parle des intellectuels, de 150 personnes poursuivies mais on voit que c’est plutôt les gens de la rue qui en ont été victimes pendant cette période. 6075 personnes et on parle d’une quinzaine d’enfants. Et imagine que maintenant pour une poursuite d’enfants ce sera le ministre de la justice qui va dire si cet enfant pourra être poursuivi en vertu de l’article 301. C’est caricatural !


C.G. : Comment concrètement une personne dans sa vie quotidienne peut être poursuivie au nom de l’article 301 ?

E.Ö. : En fait, le problème c’est que l’on met dans le même lot une recherche scientifique, un article d’intellectuel, et une simple insulte dans la rue. Par exemple lorsqu’ils appliquent l’article 301 il faut que l’insulte soit en lien avec la pratique du fonctionnaire. Si c’est une insulte individuelle, de toute façon il y a des poursuites en dommages et intérêts, etc.. Il y a la prison aussi pour insulte dans le code pénal. Mais lorsqu’il y a insulte dans le cadre de l’exercice du fonctionnaire d’Etat ou insulte contre l’institution de l’Etat même, c’est-à-dire le parlement, l’armée, la police, la personne morale du parlement, de la République, de l’identité turque. C’est à ce moment là qu’ils appliquent l’article 301. Par exemple dire : « Quelle justice de merde ! ».


C.G. : Vous avez reporté récemment sur votre site internet le cas d’une personne dans les transports en commun …

E.Ö. : C’est quelqu’un dans un bus de transports en commun, derrière ou devant il y a un policier en civil qui écoute la conversation, qui intervient et qui porte plainte après parce que il y aurait insulte à la police, il y aurait insulte au gouvernement etc. Donc c’est une enquête qui est en cours. Dans ces dix derniers jours on a eu quatre cinq cas comme ça d’investigation en vertu de cet article.

C.G. : Cet article étant hérité du code pénal fasciste, pourquoi semble-t-il aussi dur au XXIème siècle de l’abroger et d’où viennent les résistances ? De l’Etat lui-même ? De « l’Etat profond » ?

E.Ö : Je ne sais pas si l’Etat est beaucoup plus profond ici qu’ailleurs. Concernant l’article 301 ont sait très bien que les forces de sécurité de l’Etat résistent pour que les chefs d’accusation les concernant dans cet article persistent. Le nouveau code pénal turc, on l’a proposé et on l’a voté dans une période de huit mois. Tout le code pénal, il s’agit de 500 articles de lois qui concernent toute la société. Les journalistes, les opposants, les syndicats, les associations professionnelles ou les défenseurs des droits de l’Homme n’ont pratiquement pas été écoutés. Tout cela pourquoi ? Parce que le nouveau code pénal n’est pas fait pour nous, il est fait pour les 70 millions d’habitants et tant que leur mentalité ne changera pas, tant que l’Etat restera tel qu’il est, on n’aura pas besoin d’amender le code pénal de Mussolini.


C.G. : L’abrogation de cet article semble plutôt être la préoccupation de l’Union Européenne et pas de la population locale ?

E.Ö. : En fait la population elle-même ne se voit pas victime. Certes, ces cinq dernières années on a parlé de plus de 6000 cas mais la population pour l’essentiel n’a pas eu accès à ce débat. On parle de l’article 301 sur des sites spécialisés, à travers un certain nombre de médias vraiment limités. La population elle ne sentirait rien non plus si on abrogeait l’article 301 vu qu’il y a d’autres dispositions qui peuvent être applicables. Il y a l’article 125 du code pénal qui réprime l’insulte, on a l’article 267 qui sanctionne la calomnie, la diffamation, etc..


C.G. : Il y a aussi la loi sur l’insulte à Atatürk qui a été utilisée pour interdire You Tube …

E.Ö : Interdire You Tube, sanctionner jusqu’à quatre ans et demi de prison des intellectuels. Cette loi que l’on qualifie d’atteinte à la mémoire d’Atatürk, c’est une loi qui ne fait pas partie du code pénal turc, c’est une loi totalement à part. Ce qui est surprenant c’est que lors des réformes pour l’Union Européenne, on n’a pas du tout parlé de cette loi et pour moi c’est une loi mémorielle comme la loi qui a été votée en France. Elle réprime tous ceux qui veulent mettre en cause des pratiques du passé, de la période d’Atatürk.


C.G. : Quelle est la position de l’AKP sur ces sujets de liberté d’expression ? Ont-ils un double jeu, d’un côté faire plaisir à l’Europe mais surtout ne pas trop en faire ?

E.Ö. : Cela me paraît une position hypocrite de la part de l’AKP parce que lorsqu’il fallait vraiment voir que l’article 301 et cette vingtaine d’articles du code pénal turc causaient de grands dégâts et il était possible de le voir avant que le journaliste arménien Hrant Dink se fasse assassiner, l’AKP ne voyait pas de mal à garder cet article de loi parce qu’il ne voulait pas frustrer les masses nationalistes pendant une période pré-électorale. Et tant que les magistrats ne font pas usage de cet article contre la masse islamiste ou la masse conservatrice ça peut aller. C’est doublement hypocrite.


C.G. : Pensez-vous que l’article 301 puisse être prochainement abrogé ?

E.Ö. : Non je ne pense pas que l’article 301 sera abrogé. Cela serait un échec total pour la politique de l’AKP. Ce serait pour le gouvernement se mettre en difficulté par rapport à ses relations avec l’armée et les organes essentiels de l’Etat. Cela donnerait un mauvais message aussi pour les partis d’opposition qui ont soutenu l’AKP dans cette résistance.


C.G. : Finalement, aucun parti ne soutient réellement une telle réforme ?

E.Ö. : Il y a seulement le parti pro-kurde, le Parti de la Société Démocratique (DTP), il y a quelques députés indépendant comme Ufuk Uras qui est devenu le député du Parti de la Liberté et de la Collaboration (ÖDP). Ils sont très très peu à soutenir une telle réforme.

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