Le 2 juillet 1993, 37 personnes périssent dans l'incendie de l'hôtel Madimak de Sivas déclenché par une manifestation d'extrémistes aux allures de pogrom anti-alévis. 17 ans plus tard, les alévis sont massivement partis de la ville, ceux qui restent sont victimes de discriminations.
Cette année, pour la première fois, un membre du gouvernement a assisté aux commémorations du massacre de Sivas où se sont rendus des milliers de personnes. « La douleur de Madimak est celle du pays tout entier », a déclaré le ministre d'État Faruk Çelik d'après le journal Hürriyet Daily News. Cependant, derrière les belles paroles des officiels la situation locale est toujours tendue et toute la lumière est loin d'avoir été faite sur les orchestrateurs du massacre.
Situé dans le centre de Sivas, un gros bourg provincial de 300 000 habitants à 350km à l'Est d'Ankara, l'hôtel Madimak est devenu le symbole des persécutions de la communauté alévie et de sa lutte pour une reconnaissance officielle ainsi que l'égalité de traitement avec la majorité sunnite dont le culte est totalement financé par l'État.
Début juillet 1993, l'association alévie Pir Sultan Abdal organise son festival pour la deuxième fois depuis le coup d'État de 1980 qui avait banni de nombreux rassemblements culturels. Hidayet Yildirim, membre du comité d'organisation, est présent sur les lieux lorsque la tension monte : « À la sortie de la prière du vendredi, ils nous ont dit : « Vous dérangez les musulmans (sunnites, ndrl.) dans leur propre quartier ». Un groupe s'est rassemblé pour protester contre notre festival qui se déroulait pas loin de la mosquée.»
Alors que la foule devient de plus en plus grosse et menaçante, les organisateurs évacuent la plupart des participants vers les quartiers alévis et certains prennent refuge dans l'hôtel Madimak. Au cours de l'après-midi, la manifestation se radicalise, des slogans hostiles à la République sont scandés. La police et l'armée n'interviennent toujours pas quand des milliers de personnes se sont rassemblées devant l'hôtel. Des voitures sont brûlées et le feu se propage au bâtiment. « La foule a voulu empêcher l'arrivée des pompiers », raconte avec émotion Hidayet Yildirim. Ceux qui n'ont pas pu s'enfuir sont morts asphyxiés dans le brasier. Le bilan de cette tragique journée s'élève à 37 morts, 33 alévis dont de nombreux jeunes et des intellectuels, deux employés de l'hôtel et deux personnes se trouvant à l'extérieur. « L'État est responsable du massacre, s'insurge Hidayet Yildirim, il n'a rien fait, l'hôtel a brûlé pendant 8h30 !»
L'alévisme, une pensée humaniste
L'alévisme est une branche hétérodoxe de l'Islam, pas vraiment une religion à proprement parler. Il rassemblerait 15 à 25% de la population turque. Théologiquement plus proche du chiisme, l'alévisme turc se distingue par ses emprunts au chamanisme et à d'autres croyances pré-islamiques. Sa philosophie se veut proche du peuple, humaniste, égalitaire et tolérante. Dans la pratique, les alévis ne fréquentent pas les mosquées mais leur propre lieu de culte (Cem Evi) où les femmes prient aux côtés des hommes; ils ne font pas le ramadan ni n'observent l'interdiction de l'alcool.
Les événements de Madimak s'inscrivent dans la longue liste des agressions visant les alévis dont les plus récentes sont : le massacre de Karamanmaras en 1978, le massacre de Çorum en 1980 et les émeutes de Gaziosmanpasa à Istanbul en 1995. « Les pressions contre les alévis ne sont pas nouvelles, affirme Cahit Albayrak, responsable local de l'association alévie Haci Bektas Veli, elles existaient déjà pendant l'Empire Ottoman. C'est pour fuir les persécutions que les alévis se sont installés dans les montagnes du Centre-Est de l'Anatolie, continue-t-il. L'identité politique de gauche des alévis est liée aux répressions.»
Conséquence des évènements de Madimak, les alévis de Sivas ont massivement migré vers les grandes villes de l'Ouest pour fuir un climat délétère. « Les alévis ont été remplacés par des islamistes ou des fascistes, s'inquiète Cahit Albayrak. Il y a un processus d'assimilation de la région, certains se convertissent même au sunnisme pour être plus à l'aise ».
Musée ou bibliothèque ?
La pression sociale est particulièrement forte sur les femmes alévies qui sont généralement plus émancipées et ne portent pas de voile : « Au bout d'un moment, vous pensez que vous devez vous intégrer et vous commencez à faire attention à votre comportement, regrette Nevim Ayan la bénévole de l'association Haci Bektas Veli. Par exemple, les filles ne peuvent pas se balader seules le soir à Sivas.»
D'après Hidayet Yildirim, de manière insidieuse, les alévis sont poussés à émigrer en raison des discriminations : « Il est beaucoup plus difficile de trouver un travail et les conditions de vie dans les villages alévis sont mauvaises ». De plus, le maire actuel de la ville est issu d'un parti d'extrême-droite nationaliste et islamiste, ce qui ne contribue pas à l'amélioration de la situation.
Suite au massacre de 1993, les alévis se sont organisés au niveau national et européen et chaque 2 juillet des commémorations ont lieu dans de nombreuses villes. Leur cheval de bataille est la fermeture de l'hôtel Madimak dont la reconstruction avait été financée par l'État.
Dans sa stratégie d'ouverture envers les minorités, le gouvernement de l'AKP (conservateur) s'est réuni avec les associations alévies mais aucun consensus n'a été trouvé concernant le futur de l'hôtel. Pir Sultan Abdal et Haci Bektas Veli militent pour sa transformation en un musée alors que le gouvernement et la fondation alévie CEM (plus proche de l'État) sont favorables à une bibliothèque. « Ce n'est pas assez, rétorque Hidayet Yildirim, nous manifesterons jusqu'à la création d'un musée. »
D'après les dernières nouvelles, le propriétaire de l'hôtel, qui accueille toujours des clients, sera très prochainement exproprié et dédommagé. Quant au devenir du bâtiment, il semble incertain pour l'instant, sera-t-il démoli ou non, transformé en bibliothèque, en musée ou autre ?
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